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Quand on quitte sa terre natale...

Documentaire. Pour la série Paroles de... sur Arte, la réalisatrice Brigitte Roüan conjugue déracinés et exilés avec immigrés et sans-papiers, avec des témoignages bouleversants.



Lancée par le responsable des éditions de Radio France, Jean-Pierre Guéno, la série Paroles de... amène à écouter ce que disent d’autres. Comme Paroles de poilus, Paroles d’étoiles, Paroles de détenus et Premières Fois. Dans son documentaire Cher pays de mon enfance, paroles de déracinés (1), la réalisatrice Brigitte Roüan interpelle le monde sur la réalité des exilés en France et fait parler ces gens en mal du pays. Elle a essayé de faire parler les exilés de leur pays. « Pour les vieux, dit-elle, c’était tellement noir, et pour les jeunes ça ne pouvait pas être "cher pays..." car c’était trop horrible. » Une réalité qui ne satisfaisait pas complètement la réalisatrice car, explique-t-elle, « il en résultait un film sur le passé alors que, dans le présent, il y a suffisamment de choses à dire ». Si l’idée de Jean-Pierre Guéno était que les Français se souviennent des récits des grands-parents ou des arrière-grands-parents, de la difficulté de laisser ses racines pour aller ailleurs, Brigitte Roüan, elle, a rouvé plus judicieux de dérouler son film à partir du sort des immigrés et donc de déracinés. « Paroles de déracinés est le titre qui m’a été imposé, explique Brigitte Roüan. C’est le titre de la série. » Impliquée depuis longtemps dans leur lutte, la réalisatrice a préféré en faire un film sur les sans-papiers et plus largement sur les immigrés. Une façon, pour elle, d’apporter « sa petite contribution » pour faire avancer la situation explosive. Car, ajoute-t-elle, « il n’est pas imaginable que la moitié de la planète soit dans le désarroi ». Mais la réalisatrice admet n’avoir interrogé que des étrangers. « Un acte manqué, selon elle, de n’avoir pas interrogé de Français. »

En dehors des nombreux dossiers reçus, Brigitte Roüan a fait appel à des personnes qu’elle connaissait. Comme Carlos le Colombien. Elle a aussi interrogé Saïd, un garçon des rues de Tanger qu’elle a découvert parmi d’autres. « Des enfants qui viennent de l’enfer et qui l’on profondément émue » avec une pièce de théâtre jouée dans la classe de FLS (français langue secondaire) du collège Jean-Moulin à Poitiers. Des enfants à qui un beau jour leurs parents ont dit de s’en aller. « Je n’avais jamais imaginé qu’une mère puisse dire à son gamin de dix ou douze ans de partir », dit-elle. En écoutant parler ces déshérités, elle a imaginé faire un film sur la vie de chacun. « Et même de ceux qui ne parlent pas parce qu’ils ont trop mal. Il y avait ceux qui ne parlaient pas bien, ceux qui ne voulaient pas parler. Mais aussi ceux qui ont peur des représailles, peur pour leur famille... Au montage, j’ai conservé ce qui me parlait le plus. » La réalisatrice avoue son parti pris. « Choisir Pierre ou Paul plutôt que Jacques n’est pas anodin. » Même si pour faire ce documentaire son sentiment n’avait pas d’importance, Brigitte Roüan s’est permis « un petit acte citoyen » en mettant en avant le sort des immigrés et des sans-papiers. Mais sans pour autant noyer le sujet initial du déracinement. Dans le documentaire, « chaque exilé est avant tout un sans-papiers ».

Parole de déracinés montre que l’on peut s’habituer à la blessure cachée au fond de soi, qu’on réprime. Isabel, une Portugaise frisant la cinquantaine et installée en France depuis l’âge de huit ans, a bien mené sa vie : « Elle est prof, veut écrire un livre, est adjointe au maire de sa ville, fait des expositions et des concerts en faisant venir du Portugal des artistes, est mariée à un Portugais, s’est acheté une petite maison au pays et y retourne tous les étés. On aurait pu penser qu’il n’y avait plus trace de déchirement. Et pourtant, il est encore tellement vivace qu’elle en pleure rien que d’en parler. » « Cette saudade est en chacun de nous », dit Isabel. Quand on s’en va, on est amputé de quelque part... de sa culture, de sa langue, de sa beauté... » Des réactions qui font dire à Brigitte Roüan que la nostalgie est un truc qui ne laisse pas tranquille.

Les jeunes, eux, ne parlent pas de nostalgie. « Ils sont en apnée pour savoir comment ça va être plus tard », souligne la réalisatrice. Beaucoup d’entre eux souhaitent d’ailleurs rester en France car, « en se retournant, ce qu’ils verraient est trop tragique. Trop d’horreurs marquent leurs souvenirs ». Les gens s’exprimant dans le documentaire ont fui la guerre dans leur pays. Certains jeunes ont vu assassiner leurs parents ou ont vécu dans la rue au milieu des massacres. Leur passé est maigre et extrêmement violent. « En partant d’un petit village à côté de Tanger, Saïd a mis un an et demi pour arriver à Poitiers. » Un trajet qu’il a parcouru en se cachant, en étant pris par la police, placé dans des foyers d’où il se sauvait. « La vie de Saïd, c’est l’éloge de la fuite. C’est un garçon qui croit en lui et a un sens inextinguible de la lutte, fait remarquer Brigitte Roüan. Qu’est-ce qui fait qu’un homme est obligé d’escalader des murs, de prendre le risque de se faire tirer dessus, de mourir de faim et de froid pendant six mois avant de recommencer ? Il faut vraiment que ce soit intenable là où il est. »

Pour Brigitte Roüan,

l’Europe joue le miroir aux alouettes. « la quête de ces immigrés, en majorité sans papiers, n’a pas pour finalité d’aboutir à Paris. Ce n’est pas la France qui est visée, mais l’Europe ». Selon elle, la plupart des personnes interrogées ont échoué par hasard en France. « Au Maroc, il y a quelques années, la téléréalité française faisait figure de mirage pour les Marocains. En voyant le Loft à la télé, beaucoup disaient "je veux faire ça" après avoir vu une espèce de chose qui, sans trop d’effort apparent, permettait de devenir riche et célèbre du jour au lendemain. Une idée, parmi les jeunes, qui a fait son content de ravages. Et qui a aussi poussé à cet acte "antinaturel qu’est l’immigration". »

(1) Cher pays de mon enfance : paroles de déracinés. Diffusé le jeudi 3 novembre sur France 5, à 14 h 45.

Source: L'Humanité

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